Une politisation feutrée
Hauts fonctionnaires et immigration en France
Une socio-histoire d'une domination à distance

Cet ouvrage publié en 2009 est tiré de ma thèse soutenue en 2006 à l'EHESS sous la direction de Gérard Noiriel. Il met en lumière dans quelle mesure l’activité sociale accomplie par des agents dans un « lieu » de l’échiquier social peut avoir des conséquences à l’autre extrémité d’une chaîne d’interdépendances.
Là où d’autres travaux ont pu mettre en exergue le rôle joué par les agents intermédiaires de l’Etat en matière d’administration des étrangers ou l’importance des configurations locales dans la gestion municipale des dispositifs à l’égard des travailleurs immigrés, cet ouvrage s’attache à proposer un autre point de vue sur l'immigration. Il invite à penser de façon relationnelle « les processus par lesquels l’Etat contribue à la production de la société » et les effets souvent occultés de « l’interdépendance des mondes sociaux ».
Il entend faire le lien entre, d’une part, une littérature sociologique et historique dans laquelle l’immigration apparaît comme un problème public lié à l’émergence de l’Etat social et au clivage juridique entre national & étranger, et, d’autre part, un ensemble de travaux sur les « sommets de l’Etat » qui décrivent les hauts fonctionnaires comme des acteurs situés à l’interface entre des acteurs politiques qui se veulent les représentants du « peuple français » et une administration légitimant son action « au nom de l’intérêt national ».
A partir d'archives des ministères mais aussi d'archives privées, en mobilisant également une soixantaine d'entretiens avec des hauts fonctionnaires de l'époque, je rends compte du rôle de la haute administration dans la repolitisation durable de cet enjeu à la sortie des Trente Glorieuses.
L'Etat producteur d'un "problème de l'immigration"

Les années 1930 correspondent à une repolitisation des questions migratoires par la voie parlementaire. L'Assemblée nationale voit des députés se mobiliser au nom des électeurs de leur circonscription et réclamer des mesures restrictives (le premier secrétaire d'Etat à l'immigration Antoine Serres est lui même un ancien député). Mon ouvrage défend l'idée que les années 1970 correspondent plutôt à une repolitisation des questions migratoires à travers l'Etat.
Sous la Ve République, les hauts fonctionnaires bénéficient d’un poids décisif dans la formulation des questions susceptibles d’être saisies par le politique. En insistant sur le rôle joué par ces agents à la charnière entre l’espace politique et les services de l’Etat, plusieurs recherches, conduites dans le sillage de Jacques Lagroye, ont su dépasser une perspective dichotomique de l’action publique.
De par et d’autre d’une même frontière entre espace politique et espace administratif, les hauts fonctionnaires, jouent un rôle de gate keeper. Plus que de simples « relais » entre « les soutiers des politiques publiques » et les hommes politiques, les hauts fonctionnaires transcrivent dans un langage « technique » et « administratif » les desiderata du ministre mais surtout, pour ce qui nous intéresse ici, sont en mesure de « produire du politique ».
Choisissant ce qui est digne d’être porté à la connaissance du ministre et ce qui ne nécessite pas un arbitrage de ce dernier, ils sont en mesure de « mettre en alerte » et de susciter l’investissement des acteurs gouvernementaux sur certains dossiers. En séparant les questions qui doivent « remonter » de celles qui peuvent être traitées dans les administrations centrales, ils opéreraient un tri décisif et apporteraient une contribution majeure à la vie sociale en facilitant ou en empêchant la politisation de certains enjeux.
Transposé à l’immigration, ce schème d’analyse pose, au regard de la repolitisation croissante de l’immigration dans le débat public depuis ces trente dernières années, la question – souvent occultée du rôle des sommets de l’Etat dans un processus qu’on attribue généralement à la seule instrumentalisation de ce thème dans le champ politique et à l’essor du Front National.
Dans quelle mesure, le dossier de « l’immigration » a-t-il pu faire partie de ces dossiers qui sont remontés « auprès du ministre », par quel biais et depuis quand ?
Mon ouvrage défend l'idée qu'à compter des années 1960, la structure du champ de la haute administration en charge de l'immigration change et politise cet enjeu. Au croisement de la décolonisation, d'une énarchisation du Ministère des Affaires sociales et la montée d'un référentiel gestionnaire et libéral au ministère des Finances, l'immigration se voit portée de plus en plus haut dans les hiérarchies administratives, comme un dossier "sensible".
Dans un champ qui oppose des agents des ministères d'encartement (Intérieur et Travail) aux agents des ministères généralistes (Quai d'Orsay et Finances), l'enjeu migratoire se politise et "remonte" car ces derniers agents imposent depuis l'extérieur de ce secteur d'action publique des contraintes nouvelles à l'Intérieur et au ministère du Travail dans un contexte de recomposition de l'Etat français et de transformation de l'économie française.
1974
& "l'arrêt" de l'immigration

Un des enjeux du livre est aussi de saisir la façon dont les représentants politiques et administratifs ajustent leurs discours sur l'immigration en fonction de leur public.
Cela est notamment visible lorque l'on se penche sur la décision de 1974 de « fermer les frontières » en raison de la crise économique. En prenant pour focale la haute fonction publique, cette décision apparaît comme le produit de transformations profondes de l’appareil étatique qui ont placé certains agents de l’Etat en position de défendre l’idée d’un « nécessaire » contrôle des flux migratoires dès la fin des années 1960. Ce n’est que, dans un second temps, que la décision de juillet 1974 (une mesure qui vient après d’autres mesures similaires) a été légitimée publiquement et médiatiquement au nom de la « crise économique » et au terme d’un travail d’universalisation d’intérêts particuliers. Ce n’est que dans un troisième temps, enfin, qu’il est apparu difficile pour le pouvoir politique de revenir publiquement en arrière, au vu de la dégradation continue de l’emploi à compter de 1975.
Cela est notamment très visible lors de l'annonce officielle d'un arrêt de l'immigration en juillet 1974 à la télévision. La suspension de l’immigration s’accompagne de deux sujets d’environ cinq minutes diffusés successivement sur la première chaîne de l’ORTF. Le sujet réalisé par Marie-Laure Augry débute par une reprise des éléments communiqués par le gouvernement après le Conseil des ministres et se poursuit par une interview du secrétaire d'Etat aux travailleurs immigrés André Postel-Vinay, qui se trouve en position de justifier cette fois médiatiquement sa « nouvelle politique » d’immigration.
Nous reproduisons un extrait de ce reportage car - comparé aux notes administratives rédigées jusqu'ici dans l'entresoi des ministères - il témoigne d’un changement complet des arguments retenus.
Pour justifier cette mesure auprès du grand public et des journalistes, le secrétaire d'Etat mobilise de nouveaux arguments. Alors que dans ses notes envoyés au gouvernement, le secrétaire d'Etat à l'immigration insiste surtout sur les déséquilibres nord / sud ou sur des questions d'ordre technique et notamment sur les questions de logement, son intervention insiste surtout sur la question du chômage.
On le voit, au journal télévisé, il n’est nulle part question des « déséquilibres démographiques » ou d’un « nouveau mai 1968 », autant d'arguments présents dans les notes administratives. L’argument de l’emploi est quasiment le seul qui soit invoqué publiquement (alors qu’il n’est presque pas présent dans les échanges internes à l'Etat).
Le fait que cette justification publique mette surtout en avant l’argument de l’emploi doit bien sûr être relié au passé des débats publics sur l’immigration. Si cet enjeu redevient un problème public seulement dans les années 1970, les différents protagonistes de cette remise à l’agenda ne participent pas à ce processus « l’esprit vierge », comme « un enfant loup au milieu d’une carrière ». Dans ces interactions, gouvernants et journalistes bénéficient bien sûr alors d’un stock de discours mobilisables et recevables tels qu’ils ont été longuement sédimentés par l’histoire d’un Etat-nation et des différentes crises économiques du début du siècle.
L’argument du chômage (même s’il n’augmente que de quelques dixièmes de point en 1974) est celui qui est présenté spontanément par ce haut fonctionnaire pour légitimer aux yeux d’une communauté nationale l’arrêt de l’immigration, car l’actualisation d’un clivage entre national et étranger s’est le plus souvent faite historiquement autour de la question de l’accès au marché du travail . En reprenant à leur compte l’explication exclusive par la crise économique, on prend le risque de redoubler sans le vouloir, la division entre national et étranger en dupliquant ce qui n’est initialement que la justification publique d’une mesure prise (au moins au sein de l’Etat) au nom d’autres arguments.

"Français moyen" & "racisme populaire"
L'ouvrage analyse aussi comment la justification de la mise en oeuvre de politiques migratoires restrictives se fait régulièrement à travers la mise en scène d'un "racisme populaire" qui vient à l'appui de mesures justifiées à l'intérieur de l'Etat par des logiques diplomatiques ou de contrôle des circulations.
Certains travaux attribuent la mise en place de politiques restrictives à la prise en compte par les gouvernants d’un « potentiel xénophobe » des populations et limitent les périodes d’extension des droits pour les travailleurs migrants aux moments où la question de l’immigration ne serait pas débattue publiquement. Il serait plus juste de regarder avec attention comment les années 1975-1976 sont marquées, à l’opposé de ce modèle, par l’octroi concomitant de droits aux travailleurs étrangers et par un important débat public et médiatisé auxquels contribuent ces agents situés dans les cadres institutionnels bureaucratiques.
En considérant séparément, d’un côté une « opinion xénophobe » qui souhaiterait des politiques restrictives et de l’autre une instance gouvernementale qui se positionnerait par rapport à celle-ci, certains modèles d’analyse occultent le fait qu’une « domination sociale a toujours des effets symboliques sur les groupes dominants et dominés qu’elle associe », et qu’il ne faut jamais considérer séparément ceux qui sont dits « racistes » de ceux qui désignent les « racistes », qu’il ne faut jamais séparer ceux qui sont dits « maghrébins » de ceux qui assignent des individus à ces collectifs ethnicisants.
Car, si dans les années 1970 un supposé « potentiel xénophobe » des classes populaires peut venir justifier une politique d’immigration restrictive, c’est sans doute aussi parce que des acteurs sont contraints, de par leur position dans le champ du pouvoir, à désigner un « Français moyen », à donner du sens à des réalités sociales, en les reliant à des catégories politiques (comme le racisme), afin « d’exister » dans leur propre espace social d’activité. Si un ensemble de processus et de figures sociales mis en scène dans les discours rédigés par ces fonctionnaires-gouvernants ont pu venir légitimement doter de sens des rapports sociaux, c’est uniquement parce que ces agents ont participé - dans un mouvement d’interaction permanent entre l’Etat et le champ politique - à l’actualisation des relations historiques qu’entretient un mode de domination particulier avec l’ensemble d’une société.
Parmi cette petite panoplie des discours récurrents produits par les gouvernants, hommes politiques ou hauts fonctionnaires pour légitimer leurs décisions en matière d’immigration, certains leitmotiv semblent aujourd’hui en France « aller de soi » tant ils sont avancés avec constance et leurs présupposés ne sont plus discutés. Il en ainsi de cet horizon indépassable d'un supposé racisme des « couches populaires ».
« Le racisme populaire » : une figure récurrente et complémentaire à « la crise »
Rares sont les discours officiels ou les responsables politico-administratifs rencontrés dans le cadre de nos recherches qui justifient la politique d’immigration menée en France depuis le début de la décennie 1970 au seul nom de l’augmentation du chômage. Dès 1974, le thème de la « crise économique » est rarement activé seul. Justifiant l’infléchissement d’une politique d’immigration au nom d’une « humeur » du peuple, dès cette époque beaucoup de fonctionnaires-gouvernant font du « Français moyen » le véritable moteur des décisions prises. Cette figure type, prise d’une peur irrationnelle face à l’inconnu, serait spontanément raciste.
Ainsi Lionel Stoléru, secrétaire d’Etat aux travailleurs immigrés entre 1977 et 1981 distingue dans un de ses ouvrages différents types de Français moyen, le plus raciste étant sans doute celui de la France rurale :
« Un premier type de Français moyen c’est le Français de la France Rurale, de l’époque où l’industrialisation était encore très localisée en France et où le salariat était peu répandu. Ce Français moyen-là, on le trouve encore dans quelques recoins de France profonde, là où un sou est un sou, où on garde les allumettes après usage, et où on travaille dur pour épargner pour ses vieux jours plutôt que de partir en vacances. Ce Français-là continue à croire aux valeurs traditionnelles. Indépendamment de toute consonance politique, il se reconnaît bien dans le respect du travail, de la famille et de la patrie. Le travail c’est l’effort personnel, c’est l’épargne, c’est le sens de la propriété terrienne en particulier, c’est le positivisme de l’homme pour qui chaque jour suffit sa peine. La famille, c’est l’appartenance à un clan, à une tribu que l’on défend et qui vous défend, même à contre-courant et à contresens, comme le clan Dominici rassemblée autour du patriarche accusé d’un meurtre. C’est aussi le rejet de l’étranger, Français venu d’ailleurs ou a fortiori, immigré. La patrie, c’est la fidélité au drapeau, le sens de l’honneur, le goût de l’ordre, de l’ordre établi, et le respect de la loi, juste ou moins juste ». (Stoléru 1982)
Le « Français moyen » est parfois situé par rapport à un contexte social aux contours plus ou moins flous, la France rurale dans l’exemple ci-dessus. Mais il peut à d’autres moments faire l’objet d’une désignation encore plus vague. Le « on », le « nous » est utilisé et l’on ne sait pas toujours avec précision de « qui » on parle.
Les ventriloques du populaire
Cette faculté des fonctionnaires-gouvernant à se muer en ventriloques du populaire peut les conduire à aller très loin dans la verbalisation de propos racistes. Ainsi Paul Dijoud secrétaire d'Etat aux travailleurs immigrés en 1976 explique que « l’incompréhension des Français provient largement de la manière dont s’est développée l’immigration ces dernières années. La population étrangère a crû très vite, et les Français ont eu le sentiment confus d’être soumis à une sorte d’invasion, et donc d’être dépossédés de leur sol. L’immigré viendrait ainsi prendre notre travail, notre logement... et même nos filles et nos femmes. » (Dijoud 1976)
Pour être dénoncés, les « préjugés » du peuple doivent être « dits » :
« Les réactions des Français mal à l’aise, ont eu tendance à être passionnelles. Un mur, fait d’indifférence et parfois de peur, s’est établi, favorisé par de vieux préjugés sur la saleté de l’Arabe ou la nonchalance de l’Africain ». « Que d’employées de maison étrangères qui inciteraient à la revendication ou importeraient la révolution ! Que d’Africains noirs sur nos lits d’hôpitaux ou dans nos sanatoriums ! . (...) Dans l’opinion commune, les visions répandues de l’immigré sont soit celle de l’Arabe travaillant dans les chantiers publics, soit celle du désoeuvré jouant au domino dans un café du quartier Barbès» (Dijoud 1976) .
Ce type de discours est également très visible sous le mandat de Lionel Stoléru, au moment des tentatives visant la mise en place de 400 000 « retours forcés » à l’attention des Algériens. Lionel Stoléru et son directeur de cabinet sont conscients, dès mai 1977, qu’en se lançant dans de tels projets, ils risquent de rencontrer certaines oppositions sur le plan de l’opinion publique. Ses conseillers espèrent alors notamment « compenser » en « montant en épingle les cas de racisme ». Le directeur de cabinet écrit pour lui-même dans ses carnets : « Il y aura des attaques. Il faut compenser par des actions publiques. Epingler les cas de racisme et réactions si immigrés maltraités. Il faut des actions positives ».
On le voit ici, dans l’entre-soi du cabinet ministériel, monter les cas de racisme en épingle est explicitement pensé comme une contrepartie aux mesures du retour et aux tentatives de renversement des flux migratoires. Quelques semaines après cette réunion, une « première affaire de racisme » se présente effectivement dans un supermarché. Un vigile a frappé un « jeune maghrébin ». Comme le souligne en entretien son attachée de presse d’alors, Lionel Stoléru se déplace immédiatement sur place avec son attachée de presse et une journaliste de France Soir :
« On était allé dans ce supermarché avec Christiane Caron de France Soir… Oui on avait une politique de communication extrêmement innovante…. C’est vrai aussi avec ces voyages en province… Après les voyages en province c’était à moitié manuel et immigration. On irriguait beaucoup les journalistes (…) Je me souviens aussi avec Paul et Francis être allé prendre le thé dans des foyers, c’était exotique. Lionel Stoléru était assez innovant… ».
Disposant de toute la puissance médiatique conférée par leur position, il est évident que Lionel Stoléru et ses conseillers multiplient la visibilité d’un enjeu auquel l’opinion devrait prêter attention. Dans ce contexte particulier, où le cabinet entend « épingler les cas de racisme », la destruction d’un foyer de travailleurs maliens par la municipalité communiste de Vitry, en janvier 1981, offre alors notamment une « fenêtre de tir » politique qui ne peut être manquée. Alors que l’image du secrétariat d’Etat aux Travailleurs immigrés a sérieusement été ternie par les projets de loi Bonnet-Stoléru et les rumeurs autour des projets de retours forcés (voir infra), l’événement offre une occasion inespérée pour Lionel Stoléru d’apparaître modéré face au « racisme du vote » que révèle selon lui l’affaire de Vitry.