top of page

Paul Willis & l'ethnographie des rapports de domination

Ethnographie & pouvoir symbolique
 
"L'école des ouvriers"
willis.png

La traduction de l'ouvrage de Paul Willis aux éditions Agone en 2011 inaugurait le lancement de la collection "L'ordre des choses" que j'animais aux côtés de Julian Mischi et Etienne Penissat. Si nous avons cessé de suivre cette collection depuis 2018 pour participer à d'autres projets éditoriaux, plusieurs de mes contributions continuent de creuser la question de l'ethnographie des rapports de domination.

​

Etude sur le rapport des jeunes de milieux populaires à l'institution scolaire, L'école des ouvriers nous propose de suivre un groupe de jeunes Anglais dans leur passage de l'école au travail. De la salle de classe à l'atelier d'usine, du club de jeunes aux virées nocturnes, l'enquête resitue la richesse de la vie d'élèves d'origine populaire, la complexité de leurs rapports aux enseignants et aux conseillers d'orientation.

Elle donne aussi à voir la formation de différents groupes d'élèves, le rôle des parents et les rapports que ces derniers peuvent entretenir avec l'école.

Cette restitution est rendue possible par la méthode d'enquête : l'immersion du chercheur dans le milieu étudié. La finalité de cette méthode ethnographique, telle que la conçoit Paul Willis, n'est cependant pas seulement descriptive. Elle est, au contraire, adossée à une ambition théorique fondamentale : analyser la reproduction de la société de classes. Il s'agit de comprendre pourquoi et comment des enfants issus de la classe ouvrière en viennent à accepter des emplois ouvriers. Paul Willis avance l'hypothèse que face à la domination scolaire, les jeunes enfants d'ouvriers créent une culture anti-école rejetant les conduites de respecte de l'ordre scolaire qui régissent l'univers de la petite bourgeoisie.

Cette enquête constitue l'une des recherches phares des Cultural Studies, un courant de recherche né en Angleterre dans les années 1960 qui a bousculé les frontières disciplinaires afin de mieux comprendre les rapports entre la société et la culture.

willis.jpeg
Le recto-verso des rapports de domination
Travail manuel 1975.jpg

​Dans le numéro Apprendre  le travail, que je co-dirige avec Julian Mischi, nous avons regroupé plusieurs contributions visant à actualiser la démarche de Willis. Un entretien avec Paul Willis revient également sur ce que pourrait être le programme théorique d'une ethnographie des rapports de domination.

 

Le travail de Willis est intéressant aussi car il permet d'interroger une division dans le travail en sciences sociales qui aurait pu s'opérer différemment. Mené depuis le département de Cultural Studies de Birmingham, le travail de Willis se veut pourtant pleinement une ethnographie empirique des rapports de domination. Il offre un exemple rare du travail de syncrétisme entre différentes traditions de recherche. Cette façon d'appréhender les rapports culturels est pourtant devenue marginale.

Des divirgences épistémologiques réelles se développent à partir des années 1980 au sein des héritiers des Cultural Studies. Ces désaccords portent tout autant sur les questions théoriques que sur la façon dont on peut prendre position politiquement à travers les sciences sociales.

Ces chemins séparés par les héritiers de Richard Hoggart et Stuart Hall s'expliquent tout d'abord par les formes d'expatriation et de circulation différenciées qu'a empruntées cette génération de chercheurs. Comme l'explique Erik Neveu, dans les années 1980, "la médiocrité des perspectives de carrière dans le contexte des années Thatcher, le différentiel de perspectives professionnelles avec les Etats-Unis aboutirent à l'expatriation d'un certain nombre de figures réputées des cultural studies britanniques, tel Dick Hebdige, vers les Etats-Unis mais aussi l'Australie ou l'Asie du Sud-Est". Le projet intellectuel des cultural studies s'est diversifié et modifié au fil de ces voyages. Bénéficiant du "linguistic turn", certains héritiers des cultural studies se sont vus institués rétrospectivement en pionniers du post-modernisme et du post-structuralisme académique. Sous cet angle Paul Willis a pris un autre chemin à travers la création de la revue Ethnography et la défense d'une recherche ancrée empiriquement et engageant "par corps" le chercheur.

Cette façon d'appréhender les sciences sociales permettant notamment de ne pas à avoir à arbitrer sur le caractère légitime ou arbitraire des signifiants culturels. C'est notamment dans ce qu'explique Willis dans l'entretien qu'il nous a accordé :

"Parce que l'ethnographie produit des représentation particulières via la participation à des relations sociales, inscrites dans le contexte que l'on cherche à représenter. Il y a une surface de contact avec ceux qui sont représentés qui n'existent pas avec d'autres méthodes. En d'autres termes, il y a un chevauchement concret de différentes communautés de pratiques qui s'effectue à travers votre corps ethnographiant : vous êtes à la fois membre d'une communauté de chercheurs, et engagé dans des relations avec les groupes sociaux que vous voulez représenter. Nous devenons à moitié indigènes à travers l'enquête car il y a une réciprocité de la relation sociale. Permettez-moi une métaphore : les couleurs rouge / orange / vert des feux de circulation constituent un système sémiotique est arbitraire, mais cela ne signifie pas pour autant que ces couleurs "flottent". Vous ne pouvez penser qu'elles flottent que si vous n'êtes qu'un passager ou un chercheur désincarné. Quand je suis à l'arrière d'un taxi à New York, j'aime moi aussi regarder la façon dont les feux de circulation changent en synchronie alors que le taxi descend les avenues. Je rêvasse en me disant que ces feux s'apparentent à une "mer houleuse de signifiants verts s'ouvrant devant moi". Mais à travers l'expérience de la conduite, lorsque vous conduisez réellement vous apprenez vite le sens partagé qui a été donné à ces feux de circulation. (...) Cela ne signifie pas pour autant que vous aurez percé un code secret vous conduisant aux structures matérielles. VOtre expérience est toujours arbitraire mais vous avez appris quelque chose, saisi quelque chose à propos de l'encastrement des relations sociales et des pratiques matérielles. Lorsqu'on enquête sur le terrain, on apprend la signification partagée de nombreux feux de circulation".

 

​​

 

​

serveimage.jpeg
Une ethnographie de la reproduction sociale est-elle possible ?
Photo bouquillon 1.jpg

On retrouve cette question des rapports entre l'ethnographie et la reproduction des rapports sociaux dans plusieurs contributions et suivis éditoriaux que j'ai pu mener depuis 2010.

​

- S. Laurens, "Is a participant objectivation of elites and symbolic power possible?", Mickael Palme, Bertrand Reau & François Denord, Researching Elites and Power, Springer, (à paraître sept. 2019).

​

- S. Laurens et J. Mischi, “Apprendre à travailler : The uneasy journey of counter-school culture in the country of cultural capital theory ?”, Ethnography, 2018.

​

- (Avec Anne-Marie Devreux), Entretien avec Beverley Skeggs, « Comprendre où se situe le féminisme plutôt que d’asséner ce qu’il est » in Beverley Skeggs, Des femmes respectables, Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, coll. “L’ordre des choses”, 2014, pp. 337-358.
 

- (Avec Paul Pasquali), Entretien avec Shamus Khan, « L’omnivorité culturelle comme réponse des classes dominantes aux revendications pour l’égalité » in Shamus Khan, La nouvelle école des élites, Marseille, Agone, coll. « L’ordre des choses », 2015, pp. 357-381.

​

​

​​​

couv_3018.png
AGON_KAHN_2015_01_L204.jpg
bottom of page